VIRAL

Un spectacle de Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour

Photographie : Compagnie Zone Critique cie, 2021

ENTRETIEN SUR ARCENA.FR par Catherine Robert

Avec la crise sanitaire, nous avons réalisé une fois de plus à quel point nous sommes pris dans des dépendances matérielles, en l'occurrence dans une coévolution avec des pathogènes, des virus. Ces dépendances qu’on a tendance à oublier en temps normal ressortent sous la forme de crises. La performance propose de leur donner une toute autre place, au moyen d’une expérience de pensée : faire de ces co-dépendances le centre de gravité de notre conception de l'appartenance sociale et politique. 

Est-il possible, en cette période d’épuisement au coeur de la pandémie, en plein confinement, d’envisager positivement le fait d’être confinés ? C’est le paradoxe que nous propose Bruno Latour, lorsqu’il suggère de penser le « second confinement » de notre vie sur Terre. Car nous sommes « confinés » dans la zone critique, cette fine couche à la surface de la Terre où se concentrent les vivants et leurs ressources. Et nous sommes, par ailleurs, des holobiontes, incapables de survivre sans la superposition et l’entrelacement avec les autres vivants. Incapables de survivre, autrement dit, sans contagion. Confinement et contagion caractérisent notre condition terrestre. VIRAL tente de rendre sensible (et peut-être vivable) ce paradoxe apparemment insoutenable. 

VIRAL plonge les spectateurs dans un dispositif immersif constitué de corps en mouvement, de voix parlées et chantées, de musique. L’espace du plateau, partagé par les comédiens et les spectateurs, est le moyen d’expérimenter la composition de ce monde commun. Accueillis par des performeurs qui discutent, dialoguent et dansent, les spectateurs sont embarqués dans une réflexion en cours, à laquelle ils sont invités à participer sous la forme de discussions avec les performeurs : les philosophes Emanuele Coccia et Bruno Latour, le danseur Paul Girard, le comédien Duncan Evennou, les artistes Ikram Benchrif et Marion Albert… tous, chacun dans leur medium, s’interrogent sur les nouvelles manières d’habiter l’espace terrestre, métamorphosé par notre expérience collective du confinement. 

Il ne s’agit donc pas cette fois, contrairement aux deux premiers volets de la trilogie, d’une conférence-performance, mais d’un parcours expérimental, à la fois sensible et philosophique, que les spectateurs traversent. La scène est envisagée comme un laboratoire, lieu de visibilité et de visualisation, et, surtout, moyen d’éprouver différemment la consistance du monde qui nous entoure : non plus environnement inerte mais espace produit par et pour les vivants. Le spectacle est moins centré sur la vision que sur les autres sens : le toucher, le mouvement, l’ouïe, la contagion des émotions suscitées par la danse et par la musique. Expérience de désorientation et de défamiliarisation, VIRAL propose un parcours sensible qui ne se limite pas à la vue et à la parole, et met les spectateurs en situation d’expérimentation à la fois sensible et philosophique.

La pièce est elle-même mutante : elle est conçue pour se métamorphoser. Sa distribution et sa spatialisation ne sont pas figées. Elles peuvent se transformer selon le contexte de représentation (théâtre, espace muséal, lieu industriel, etc.), et les contraintes de production de chaque lieu (de 4 à 10 performeurs). On pourra ainsi inviter d’autres musiciens, danseurs et penseurs à rejoindre l’expérimentation.

La scène se présente comme un terrain d’initiation à la consistance de Gaïa. Deux espaces coexistent.

Le premier se définit comme celui de l’« avant voir », un lieu pour « muscler un voir », aiguiser les sens à travers une perception sensible de l’espace :  une forme de tâtonnement collectif. 

Comment créer les conditions permettant de « voir » autrement ? Qu’est-ce qui advient avant le voir? C’est l’ouïe et le toucher qu’il faut aiguiser pour réapprendre à se repérer. Le spectacle s’ouvre sur un parcours dans une sorte de labyrinthe, de termitière, où sont sollicités d’autres sens que la vue. Le parcours est ainsi une préparation des sens. Dans un espace mouvant, réactif (dispositif scénographique organique et animé grâce à un système de pendrillons mobiles), on se prépare à une réévaluation de la consistance du monde.

Le second espace, sous forme d’architecture optique, tente d’offrir une sensation d’infini au sein d’un périmètre fini, un lieu pour voir l’invisible. Il a pour ambition d’explorer et d’aborder autrement les sensations précédemment traversées par le spectateur. Dans ce théâtre d’ombres et d’images, entre science et onirisme, les spectateurs sont immergés. Rituel plutôt que conférence, ce moment du spectacle puise dans les travaux de la biologiste Lynn Margulis, interprétés et développés par Bruno Latour et Emanuele Coccia. Lynn Margulis fait l’hypothèse d’une terre non pas inerte, mais animée, constituée par les vivants. Elle invite à repenser profondément notre conception du vivant, de l’individu, de l’habitabilité d’un territoire. 

Le public investit le plateau durant l'intégralité du spectacle, plateau qu’il partage avec les performeurs. Car nous vivons ensemble sur un territoire où chaque entité est en superposition avec les autres. Le spectacle interroge ce que signifie être un « holobionte », un ensemble d’agissants aux contours flous, une entité vivante qui ne s’arrête pas aux frontières de la peau. 

Mais alors, si nous vivons ainsi emmêlés, si nous débordons ainsi les uns sur les autres, toutes les questions classiques de la politique sont bouleversées. Alors que tout contact physique est interdit, empêché, se pose plus que jamais la question de comment faire corps ensemble. 

Viral s’offre comme un spectacle haptique, qui tente de réparer le toucher, de comprendre notre besoin vital de lien. Retrouver la contamination des affects et des gestes, apprendre collectivement une nouvelle manière de se mouvoir, apprivoiser l’inquiétante étrangeté de notre devenir-terriens : la crise actuelle est une expérience commune à partir de laquelle repenser les rapports sociaux, politiques ou personnels.

Car pour tenter de comprendre, saisir, capter, sentir ce qui nous arrive, la vision et l’image ne suffisent pas. Il faut se plonger dans un paysage sonore, dans la viralité des affects qui est au cœur de notre monde contaminé et confiné. Quoi de plus puissant que la musique et la danse pour expérimenter cette contagion des émotions. Si l’on veut vraiment devenir margulissien, tenter d’approcher l’étrangeté de ce monde symbiotique, la fiction et l’expérience sensible sont indispensables. Telle est l’expérience que Viral souhaite partager avec les spectateurs :  la transformation de notre conception intime, sensuelle, sensible et collective du monde terrestre.

 

VIRAL / En tournée

Nanterre-Amandiers : Création (3 dates) pendant le confinement de la première phase de création de VIRAL en avril 2021